Ecrire à la main
Par Kyrill Nikitine
paru en mai 2017
L'Elephant N° 14
- écriture
- manuscrite
- numérique
« Les erreurs sont moins nombreuses avec l’écriture manuscrite »
Jean-Luc Velay, Chercheur au Laboratoire de neurosciences cognitives (CNRS) de l’université d’Aix-Marseille
Cet article est la deuxième partie du dossier "L'homo numericus saura-t-il toujours écrire ?" (L'éléphant n°14).
Qu’est-ce qui, dans votre parcours de neuroscientifique, vous a amené à étudier les phénomènes physiques liés aux mutations de l’écriture ?
Un ami instituteur m’avait fait part de son inquiétude de voir la forte pression exercée par les parents et les institutions prônant un usage de plus en plus précoce des ordinateurs par les enfants. Ce phénomène s’amplifiant, l’apprentissage de l’écriture numérique se ferait peu à peu en même temps que l’écriture manuelle et celles-ci seraient utilisées indifféremment dans les enseignements. Il m’avait demandé si ce processus pouvait entraîner des anomalies ou des conflits physiologiques au niveau du cerveau. D’un point de vue scientifique, la question était particulièrement sensée et pertinente. Dans les années 1990, ce sujet n’était pas encore abordé. Je m’y suis intéressé dès le début et je travaille dessus depuis ce temps-là.
Quels sont les mécanismes physiologiques spécifiques liés à la pratique de l’écriture manuscrite et à celle de l’écriture numérique ?
Lors de l’apprentissage de l’écriture manuscrite, nous construisons très tôt ce que l’on appelle une mémoire sensorimotrice, une mémoire du geste d’écriture, spécifique à chaque lettre, chaque mot. On apprend, par le biais de l’écriture manuscrite, à associer une forme visuelle et un son à la construction d’une forme graphique, à faire le mouvement associé à cette forme visuelle. C’est un apprentissage à trois modalités : vision, audition et mouvement. Cette mémoire sensorimotrice des lettres joue un rôle primordial dans l’apprentissage par l’écriture. Après une série d’expériences, nous avons montré que cette trace sensorimotrice développée par l’écriture manuelle rendait un individu plus performant concernant l’identification ou la reconnaissance des lettres et des mots appris.
Jean-Luc Velay, Chercheur au Laboratoire de neurosciences cognitives (CNRS) de l’université d’Aix-Marseille. SONY DSC
Comment êtes-vous arrivé à ces conclusions ?
Nous avons tout d’abord fait des tests avec des enfants en maternelle, avant la période réelle d’apprentissage de l’écriture. Pour certains d’entre eux, nous leur avons fait apprendre des lettres à la main et, pour d’autres, des lettres au clavier. Nous avons constaté que les enfants ayant appris les lettres à la main étaient meilleurs pour identifier et reconnaître celles-ci. Ceux qui avaient appris par le biais du clavier ne donnaient pas de tels résultats.
Nous avons fait les mêmes tests, plus complexes cette fois-ci, avec des adultes. Lors de la reconnaissance visuelle, en fin d’expérience, nous avons vu via une machine IRM fonctionnelle que non seulement ils étaient meilleurs pour reconnaître les lettres qu’ils avaient apprises via la méthode manuscrite, mais qu’en plus les zones activées dans leur cerveau pendant l’exercice n’étaient pas les mêmes dans les deux cas. Quand on leur demandait de lire des lettres qu’ils savaient écrire, on pouvait constater l’activité de zones habituellement sollicitées pendant l’acte d’écriture. Dans ce cas, même lorsqu’on ne bouge pas et qu’on se limite à une reconnaissance visuelle, on réactive une zone qui est en rapport avec le moment de l’écrit. Cette mémoire, issue de la zone prémotrice gauche pour les droitiers et inversement pour les gauchers, que l’on crée lorsqu’on apprend à écrire les lettres, est également utile pour la lecture.
Cette mémoire sensorimotrice subit-elle une mutation dans la pratique de l’écriture numérique, et notre capacité de reconnaissance est-elle diminuée ?
La mémoire sensorimotrice n’étant effectivement pas activée, le mouvement d’écriture n’est plus relié à la forme de la lettre : il n’existe pas de lien direct et étroit entre la lettre et le mouvement, à l’inverse du manuscrit, où la forme des lettres n’est pas la même. Les erreurs orthographiques que nous allons voir se répandre de plus en plus sont liées spécifiquement à l’apprentissage via le numérique, erreurs que nous voyons moins voire pas du tout dans l’apprentissage par l’écriture manuscrite. Cette dernière est plus lente et procède d’un enchaînement sériel ou séquentiel par le biais du mouvement manuel, nécessaire à une bonne reconnaissance orthographique.
En quoi cela change-t-il le mécanisme des outils cérébraux que nous sollicitons habituellement ?
Lorsqu’on écrit à la main, nous ne gérons qu’un seul hémisphère, celui du langage. Son apprentissage et l’expression du discours écrit sont entièrement dépendants de cette cohérence anatomique et physiologique. Par exemple, pour un droitier, c’est l’hémisphère gauche qui gère la main droite. Les programmes moteurs qui dirigent ces mouvements sont totalement liés à l’élaboration d’un langage et de son écriture. Dans la pratique de l’écriture numérique, nous sollicitons les deux mains et donc les deux hémisphères cérébraux. Lorsqu’on écrit à deux mains, les deux hémisphères doivent communiquer entre eux par des faisceaux qui ne sont pas habitués à une interaction simultanée. Cela peut donc créer un certain désordre dans l’apprentissage (problème de substitution de lettres, ordres provenant du cerveau donnés au mauvais moment, assimilation désordonnée d’une langue).
Les écrans sont-ils un facteur supplémentaire d’importance ?
Dans le cas de l’écriture via un ordinateur, il y a une séparation entre deux espaces : celui du clavier et celui de l’écran. Or, quand on écrit sur le papier, il y a un seul espace de travail, qui est également l’espace perceptif, des faisceaux cérébraux jusqu’à la pointe du stylo. Il y a une focalisation attentive, visuelle et motrice sur un espace réduit et homogène. Cette différence physiologique est très importante dans les processus cognitifs, ceux-là mêmes qui nous permettent d’apprendre et d’assimiler les choses par l’écriture dès le plus jeune âge.
Quels sont les effets directs et indirects sur l’apprentissage même de nos connaissances ?
Avant toute chose, il faut préciser que nous ne sommes actuellement qu’au début d’un long processus d’études et d’expérimentations dont les hypothèses restent encore à vérifier. Cependant, nous nous dirigeons de plus en plus vers la suivante : l’écriture à la main permettrait une meilleure représentation du langage car elle serait accompagnée d’une meilleure mémoire sensorimotrice. Chaque individu possède ce que l’on appelle un lexique mental, une mémoire des mots et des chiffres. Mon hypothèse actuelle est que nous avons une meilleure mémoire des orthographes et des mots lorsqu’on sait les écrire plutôt que lorsqu’on sait les taper. Comme je l’ai expliqué, il y a, dans le geste d’écriture, des enchaînements physiques entre les lettres écrites et le cerveau qui jouent un rôle important dans les séquences d’écriture et donc sur l’orthographe et l’élaboration du discours. Cette qualité n’est pas présente dans la pratique de l’écriture numérique.
Y a-t-il des risques d’altération de la concentration ou de la mémoire ?
On ne peut pas dire que la pratique de l’écriture numérique altère la mémoire au sens large, mais elle supprime en tout cas cette mémoire particulière du geste graphique. Cela peut être préjudiciable pour la reconnaissance des lettres, l’orthographe des mots et peut-être au-delà. En ce qui concerne le système cérébral, c’est la même chose. Seule la partie concernée par l’acte de l’écriture et du langage va connaître des changements au niveau des interactions entre synapses. Les connexions entre les neurones concernés par cette activité vont effectivement voir leur fonctionnement changer. Si on apprend directement à écrire au clavier en utilisant ses deux mains quand on est petit, cela va entraîner une nouvelle répartition des processus de langage sur les deux hémisphères alors que nous étions habituellement sur une seule partie, dans un fonctionnement uni-manuel. Cela va bouleverser en partie les méthodes sollicitant la concentration et la mémorisation. Il faut rappeler que les processus de base sur lesquels fonctionne notre cerveau, les éléments physico-chimiques, les neurones, les synapses, etc., sont les mêmes depuis des millions d’années. Ce qui change, ce sont les interactions entre neurones. Nous avons dix milliards de neurones ; chacun d’eux est connecté à mille autres neurones, voire dix mille parfois. C’est cette richesse de connexions qui crée toute notre pensée, qui fait fonctionner notre système cognitif, perceptif, moteur, etc.
Si les supports numériques ne sont en partie pas adaptés à une bonne mémorisation et une bonne reconnaissance du langage, n’y a-t-il pas quelque chose de paradoxal dans la manière dont les institutions veulent intégrer l’écriture numérique ?
Oui, effectivement. C’est bien cela qui nous inquiète. Nous vivons dans un monde qui se nourrit du mythe selon lequel rendre les enseignements plus ludiques via des tablettes et intégrer les outils numériques dans les apprentissages devrait permettre de lutter contre l’échec scolaire. Mais si demain toutes les écoles françaises sont équipées de tablettes, cela va changer entièrement la façon d’écrire, et peu de gens se préoccupent des impacts sur les apprentissages primordiaux des enfants. Un temps d’adaptation n’est pas du tout prévu à cet effet. Les responsables impliqués dans le numérique à l’école sont entièrement d’accord pour vérifier les impacts sur l’apprentissage, mais leur réponse reste toujours la même : « Il y a des décisions importantes à prendre et nous devons nous adapter au plus vite. »
Que pensez-vous des organismes institutionnels (Canopé, Class’Code…) qui visent à une adaptation des médias numériques dans les lieux d’enseignement ?
Pour éviter les confusions dans les solutions proposées, je pense qu’il faut distinguer deux choses : les démarches qui partent des experts en numérique, qui concernent la maîtrise et la connaissance des outils numériques eux-mêmes, et les démarches qui concerne la maîtrise de la transmission du langage et de nos savoirs. Il ne faut pas confondre une véritable adaptation des outils aux contenus pédagogiques avec l’apprentissage même de ces outils. La question qui nous préoccupe vraiment de notre côté, c’est l’utilisation du numérique pour les apprentissages fondamentaux que sont la lecture, l’écriture et le calcul. À l’heure actuelle, il est effectivement indispensable d’apprendre aux enfants la maîtrise des outils informatiques. Cependant, notre problème ne vise pas l’informatique comme sujet d’apprentissage mais comme objet d’apprentissage pour les fondamentaux, qui sont ceux de la langue écrite, orale, la lecture, l’écriture et le calcul.
Comment définiriez-vous le rapport entre connaissance et information dans cette nouvelle sphère de l’écrit numérique ? En quoi ce rapport peut-il changer le processus de la réflexion elle-même ?
Les changements temporels liés au numérique sont là d’un autre aspect. La communication est tellement rapide qu’elle va souvent à l’encontre d’une maturation nécessaire et indispensable au contenu de ce qui est communiqué. Prenons par exemple ce qui est véhiculé à travers les réseaux sociaux et ce qui est traité dans un journal imprimé, avec tout le temps que cela prend. Cette lenteur permet un traitement de l’information avec tout un élagage possible entre ce qui est important et ce qui l’est moins. La vitesse à laquelle sont échangées les informations par le biais d’Internet ne permet pas ce même temps pour faire le tri, ou difficilement. Le rapport entre la connaissance et l’information dans le cadre du numérique est déséquilibré. En ce qui concerne l’écriture, si vous deviez rédiger une lettre il y a vingt ans, vous preniez plus ou moins votre temps pour l’écrire : vous pouviez éventuellement faire un brouillon, et vous corrigiez le contenu et la forme de votre courrier avant de le finaliser. Quand la lettre partait, elle correspondait dans les grandes lignes à votre pensée. Aujourd’hui, lorsqu’on tape des e-mails, on est dans l’urgence de l’échange et, très souvent, on obtient un contenu qui aurait pu être bien différent si on avait pris le temps de l’écrire à la main.
Certaines institutions se plaignent de perdre une richesse culturelle avec l’avènement de l’outil numérique. Qu’est-ce qui peut justifier une telle crainte ?
En tant que scientifique, je pense que cette crainte est en partie justifiée au niveau de la traçabilité et de la lecture de certaines formes scripturales du langage. Si l’on arrête de pratiquer l’écriture manuscrite, plus personne ne sera évidemment en mesure de lire du manuscrit. Autrement dit, tout ce qui a été écrit à la main dans l’histoire de l’humanité sera indéchiffrable pour la grande majorité des gens. Comme Champollion pour les hiéroglyphes, seuls les historiens s’intéressant à ces documents pourront les lire car ils passeront par l’apprentissage de cette écriture. De ce point de vue, il y a une perte de patrimoine, sauf si on s’engage à numériser, non pas simplement à scanner, mais à retranscrire sur document dactylographié les textes écrits par les auteurs des siècles précédents. Tous les chercheurs qui travaillent sur les manuscrits originaux pour analyser la genèse et l’élaboration, étape par étape, d’une pensée ont besoin de ce patrimoine.